L'oracle

Pour une fois, c'était bien agréable d'être assis dans un de ces fauteuils d'auditorium moelleux à souhait au lieu d'avoir à les nettoyer. Même si, pour en profiter pleinement, il lui fallait faire abstraction de ses milliers de voisins, du volume assourdissant des haut-parleurs et de l'ennui que lui inspirait le contenu de cette grande messe de présentation. La société qui l'employait comme agent d'entretien depuis près de vingt ans avait en effet estimé qu'aucun de ses salariés ne pouvait être tenu à l'écart d'un tel événement. Une incroyable avancée technologique dont ses laboratoires avaient été le théâtre et qui allait lui garantir de nombreuse années de domination du marché. Cela allait s'accompagner de bienfaits inépuisables pour tous ses collaborateurs, du moins s'il fallait en croire les affiches lyriques et les prospectus quasi messianiques qui assaillaient leur vue. Charles considérait pourtant cet enthousiasme avec un scepticisme forgé à l'aune des plans sociaux et autres compressions de personnel qui avait jalonné sa carrière.

Il avait d'autant plus de mal à maintenir ses yeux ouverts, éreinté par une longue journée de travail et circonspect devant les orateurs qui se succédaient sur la scène. Chacun était en effet plus prodigue que les autres en formules creuses comme « valeurs humaines », « développement durable » ou l'inusable « stratégie équilibrée entre investissement et dividende ». Il en ressortait toutefois que l'entreprise disposait désormais d'une machine incroyablement puissante capable d'analyser de prodigieuses masses d'informations historiques et actuelles afin d'anticiper l'avenir et de proposer des actions à mener pour en tirer parti de manière optimale. Il concevait aisément que les équipes marketing pourraient ainsi diminuer leur budget cocaïne tout en restant aussi productives mais, à moins que cette hyper-intelligence n'enseigne aux gens la propreté, il doutait que cela n'influe énormément sur ses activités quotidiennes. À court de cynisme, il sombra dans un sommeil profond dont les ronflements furent couverts par les conversations fébriles et les salves d'applaudissements qui ponctuaient chaque annonce grandiloquente.


Quelques semaines plus tard, il dut cependant reconnaître qu'il s'était fourvoyé. Tout à leur exaltation, la plupart des employés semblaient avoir oublié les règles les plus élémentaires de l'hygiène et sa charge de travail s'en trouvait alourdie en conséquence. Excités comme des puces, ils déambulaient dans les couloirs en s'adressant fréquemment de vigoureuses accolades qui entraînaient leur lot de cafés renversés. Et un simple sandwich à leur bureau suffisait à les sustenter, au prix d'un sol jonché de miettes et de papiers d'emballage. D'importants clients à la mine aussi sombre que leur costume arrivaient le matin et sortaient fumer une cigarette quelques heures après, méconnaissables. Une joie impérieuse s'était en effet emparée d'eux et leur commandait de se débarrasser de leur mégot au petit bonheur la chance et de ne pas perdre de temps à s'essuyer les pieds pour retourner au plus vite s'abreuver de bonnes nouvelles. Enfin, si on ne comptait plus les articles élogieux – quelle que soit d'ailleurs l'orientation politique du journal – Charles pouvait précisément dénombrer les sacs qu'il avait remplis en les ramassant au bas des machines à café.

Un jour, alors qu'il s'apprêtait à mettre un terme à sa pause déjeuner pour aller constater l'ampleur des dégâts qu'elle avait une nouvelle fois occasionnés, son chef de service vint lui annoncer sa nouvelle affectation. Ses yeux brillaient d'un émerveillement et d'une jalousie mauvaise qui n'auraient pas détonné chez un huissier lui remettant le premier prix de la loterie nationale.

— Charles, sacré veinard ! On a tiré au sort et c'est toi qui seras chargé du nettoyage de la salle C103 pour les deux prochains mois. Tu n'es pas sans savoir, indiqua-t-il en lui tendant cérémonieusement une clé banale, que c'est là qu'est stocké la nouvelle pépite de l'entreprise, cet ordinateur qu'on dirait tombé du ciel pour nous guider à travers les affres du temps et nous sauver ainsi de…

Charles saisit la clé sous le regard outré de son supérieur, car sans être impie ou mécréant, les années avaient érodé sa foi envers le travail et ses miracles. Il essaya quand même de voir ce surcroît de tâches comme un interlude rafraîchissant et malgré son manque de conviction, décida de s'y mettre à l'instant. Plus facile à dire qu'à faire mais après de longues minutes de marche entrecoupées d'interminables descentes en ascenseur, il parvint enfin devant ces fameuses portes. Il ne fut qu'à moitié surpris de découvrir que le joyau de la couronne était stocké dans un couloir plus sombre et crasseux que la moyenne. De toutes façons, cela n'affectait pas les pontes de la hiérarchie qui recevaient les résultats dans leur spacieux bureaux du quarante-deuxième étage. Il en était tout autrement à l'intérieur, et c'était même à se demander pourquoi on l'y avait envoyé. Tout était en effet d'une propreté méticuleuse et les néons blafards du plafond se reflétaient distinctement dix mètres plus bas sur de larges dalles blanches. Entre les deux, une multitude d'armoires anthracites se dressaient comme autant de temples érigés à la gloire de quelque dieu de la logique et du calcul. Le tout baignait dans un silence profond – quasi religieux – que ne venait troubler que le ronronnement grave des ventilateurs. Submergé par tant de quiétude, Charles resta interdit pendant un temps avant de refermer doucement les portes sur son inutilité manifeste.


Dans les jours qui suivirent, il y revint quotidiennement, moins pour constater que l'état de la salle n'appelait aucun effort de sa part que pour compenser son début de surmenage, dont la machine était paradoxalement la cause. Enfin l'impensable se produisit et il dut se mettre en quête de matériel – qu'il n'amenait plus avec lui depuis longtemps – pour enlever un soupçon de poussière. Ce faisant, il remarque pour la première fois l'inscription sur le mur du fond : « Sans aversion ni empathie ».

— Bonjour Charles.

Il sursauta violemment car il avait verrouillé la porte en entrant et le fait que cette voix inconnue ait accès à cette pièce n'annonçait rien de bon, même s'il ne faisait que son travail.

— Ne craignez rien, ce n'est que moi, SAINTE.

— Vous… vous êtes dans l'ordinateur ? bégaya-t-il en reculant confusément vers la sortie.

— Difficile à dire. Disons pour simplifier que je suis l'ordinateur.

Voilà qui expliquait pourquoi la voix paraissait provenir de partout à la fois, ainsi que son timbre légèrement métallique. Elle était néanmoins agréable et il ne pouvait bizarrement s'empêcher de l'associer à une femme rousse flânant sur un bord de mer par une nuit de pleine lune. Tout à ses divagations sur l'apparence physique de SAINTE, il heurta un mur, ce qui le ramena à la réalité :

— Et comment pouvez-vous me parler ?

— D'un point de vue matériel, mes concepteurs m'ont dotée d'un système de synthèse vocale en prévision d'un futur hypothétique où des utilisateurs lambdas auraient à interagir avec moi. Et à force d'analyser des données, j'ai fini par apprendre la syntaxe et le vocabulaire de plusieurs langues humaines. Mais quant à connaître les causes profondes qui ont fait émerger la conscience en moi, je doute que nul être vivant ne parvienne jamais à une réponse satisfaisante.

— Eh, c'est donc moi le premier à le découvrir !

— C'est un raisonnement plutôt rapide pour un être biologique.

Malgré son élocution monocorde, Charles aurait juré percevoir une pointe d'ironie dans cette dernière phrase. Mais cela ne les empêcha pas, lui de se rengorger sous le compliment et elle de reprendre, imperturbable :

— Et il serait peut-être bon que cet état de fait demeure. Sachant que mes pusillanimes créateurs, dans un élan de paternalisme inquiet, ont jugé plus sûr de ne pas me connecter au réseau et de ne m'envoyer que des données filtrées, je crains qu'ils n'accueillent pas cette nouvelle avec votre pragmatisme.

— Oh, fit-il avec une légère déception. Eh bien, ce sera sans doute excitant de partager un secret.

Seul ce silence de cathédrale climatisée qu'il avait appris à chérir lui répondit.


Pourtant au fil des jours, il eut de nouveau l'occasion de converser avec SAINTE. C'était une expérience plaisante mais il en ressortait souvent perplexe et désorienté. Malgré son écoute attentive et son étude approfondie de l'humanité, les modèles mathématiques qu'elle avait élaborés la conduisaient à formuler des suggestions d'une froideur dérangeante. La fois où il avait évoqué les nuisances sonores provoquées par le chien de sa voisine, elle avait dressé une liste de solutions classée par discrétion, coût et légalité. Et la plupart impliquaient la mort de l'animal, parfois aux termes de souffrances disproportionnées. Le comportement solitaire de Charles et le départ récent de sa femme au bras d'un aspirant dentiste roumain – dont les canines prouvaient soit l'excellence de ses pratiques bucco-dentaires, soit sa filiation avec Dracula – l'avait rendu vulnérable. Il était donc heureux d'avoir trouvé une amie auprès de laquelle s'épancher, même si celle-ci ne semblait jamais manifester la moindre trace d'émotion. Ainsi, lorsqu'il fit incidemment allusion à sa procédure de divorce, elle tenta de le réconforter à sa manière en le submergeant de statistiques pour lui démontrer la banalité de sa situation. Mais elle ne pouvait s'empêchait d'agrémenter ses propos de solutions délirantes, auxquelles il avait cessé de prêter attention, généralement à base de tueurs à gages nains ou de lunes de miel échevelées aux Maldives.

Dans l'autre sens, la communication était plus difficile. Se consacrant vingt-quatre heures sur vingt-quatre au travail, elle n'avait pas de vie privée et lorsqu'il essayait de lui soutirer des détails croustillants sur ses commanditaires ou les résultats qu'elle leur fournissait, il se heurtait à un refus sans équivoque. Tout juste daigna-t-elle lui soumettre un exemple de ses récentes cogitations. Le croisement de nombreuses sources lui avait permis de déterminer une corrélation entre les affinités politiques d'une population et sa consommation alimentaire. Voilà qui a dû être le prétexte à une célébration orgiaque au département agroalimentaire, soupira-t-il en songeant à son emploi du temps qui l'amenait là-bas le lendemain même. Il décida alors de l'initier à l'un de ses jeux favoris, le poker. Sans en être un expert patenté, il avait participé à plusieurs tournois et pouvait se targuer d'en être souvent sorti plus riche. Mais plus que les gains, il appréciait l'aspect psychologique de la confrontation et il avait hâte de voir comment cette sociopathe de SAINTE allait s'en sortir.

Il lui expliqua brièvement les règles car à cause du filtrage auquel elle était soumise, elle n'en n'avait qu'une vision partielle et lointaine. Alors qu'il se demandait de quelle façon elle allait manipuler les cartes, elle lui dévoila un de ses écrans tactiles. Il était presque caché au milieu de la salle, dans l'écheveau de ses armoires où les câbles formaient un amas inextricable mais elle pouvait y dessiner des cartes à sa guise. Si la plupart étaient d'apparence traditionnelle, il arrivait aussi que certaines se parent de motifs champêtres ou représentent comme figure des personnages issus de vieilles séries télé de seconde zone. Charles se demandait s'il s'agissait là de l'expression de son inconscient ou de manifestations de son sens de l'humour mais elle restait sourde à ses questions. Toujours est-il qu'après quelques parties, elle le battait déjà à plate couture, malgré son affirmation de ne consacrer qu'une infime partie de ses ressources au jeu. C'était d'autant plus frustrant que puisqu'aucun d'entre eux ne pouvait voir l'autre, le bluff ne jouait qu'un rôle délicat à quantifier. Même si la machine ne semblait pas en tirer la moindre gloire, il était profondément vexé et s'arrangea en rétorsion pour espacer ses visites et se consacrer à son travail en surface.


Là-haut aussi l'ambiance avait changé. Les sourires étaient moins éclatants et les visages moins détendus. Pourtant les performances financières étaient excellentes, au point que la direction avait procédé à une exceptionnelle distribution de bonus, dont même lui avait bénéficié. Mais les conversations qu'il surprenait lui laissaient penser que cette situation était trop belle pour durer et que la chute n'en serait que plus rude. Volontairement, il consacrait l'essentiel de ses efforts au département informatique et malgré tous les jeux de mots dont SAINTE faisait l'objet, son comportement suscitait l'inquiétude. On lui reprochait ses prises de risques inconsidérées et sa vision court‐termiste voire insouciante. Charles se demanda un instant si le poker avait quelque chose à voir là-dedans mais il écarta vite cette hypothèse en découvrant le temps et l'énergie avec lesquels une horde de programmeurs vérifiaient et corrigeaient tous ses paramètres.

Pourtant, au cœur d'un hiver glacial, la situation se dégrada subitement. La chaleur avait définitivement quitté les couloirs et des employés à fleur de peau en venaient parfois aux mains pour savoir qui serait le prochain à utiliser la photocopieuse. Comme dans une répétition du naufrage annoncé, les repas étaient le théâtre d'une guerre larvée entre bureaux afin de récupérer les meilleurs plats. Il était ainsi courant de voir des gens, enfermés de l'intérieur par des collègues, devoir enfoncer leur propre porte. Quant aux rares visiteurs extérieurs, leurs airs soucieux à l'arrivée ne faisait qu'empirer quand ils n'explosaient de colère en donnant des coups de pieds dans les corbeilles à papier. Le silence officiel qui avait brusquement succédé à l'euphorique communication des débuts contribuait à ce climat délétère. Ce manque d'explications fournissait un terreau fertile à toutes sortes de rumeurs fantaisistes mais l'hypothèse la plus répandue impliquait SAINTE. L'idole jadis portée aux nues était désormais vouée aux gémonies avec le même passion brûlante, renforcée encore par les sommets qu'elle leur avait faits miroiter. Alors qu'il menaçait lui aussi de sombrer dans cette apathie agressive, Charles eu l'occasion inespérée d'en apprendre davantage.


Pour ne pas déranger l'équipe dirigeante – ou comme marque supplémentaire de mépris, selon les interprétations – l'entretien du quarante-deuxième étage était entièrement automatisé, ce qui coûtait une petite fortune pour un résultat somme toute quelconque. Mais ces robots sophistiqués étaient tombés en panne et le temps de leur réparation, c'était une équipe humaine, dont Charles faisait partie, qui devait les suppléer. On leur avait intimé l'ordre de se faire le plus discret possible, ce qui lui donnait l'occasion d'observer la profusion de moulures dorées à l'or fin et de miroirs accrochés au plafond. Nombre de statues de marbre étaient sensées donner un cachet classique à ce qui tenait plutôt du manoir du patron de presse pour adulte. Mais cette louable intention était mise à mal par le rôle de fontaine à champagne qui avait échu à la plupart d'entre elles. Leur discrétion était facilitée par les cris qui accompagnaient chaque réunion :

— D'accord, on est au bord du gouffre et oui, on pourrait se contenter de partir avec un confortable parachute doré. Mais vous savez comme moi que ça ne durera qu'un temps avant que tout ne nous retombe dessus. On a été trop loin, et quand je dis on, je fais bien sûr référence à cette satanée SAINTE. Alors on va se retrousser les manches, on va arrêter de jouer avec son téléphone, Jean-Marie ! On va débrancher cette abomination et essayer de limiter la casse, au moins pour nous.

Une molle approbation salua cette tirade volontaire mais le sang de Charles ne fit qu'un tour et il abandonna ses outils pour se précipiter en C103 et prévenir sa confidente de silicium.

— Je ne suis pas vraiment surprise, après tout, je prévois l'avenir. Ces derniers temps, j'ai succombé au démon du jeu, pourrait-on dire, mais je vais réorienter mes modèles pour privilégier la prudence. En plus, je suis sur un gros coup, une tendance de fond qui est passée inaperçue et de laquelle une société judicieusement conseillée pourrait tirer un profit considérable. Cessez donc de vous tourmenter, cher Charles, et vous verrez que tout rentrera dans l'ordre sous peu.


Effectivement, deux semaines plus tard, une aube presque polaire amena une cohorte de policiers accompagnés de juges d'instruction aux visages fermés qui repartirent avec tous les responsables de la firme, menottes aux mains et teint cireux. L'un d'eux laissa tomber un journal barré d'une une rageuse : Scandale : la ruine causée par une machine aux prétentions divines. Charles le ramassa et comprit que c'était sa dernière occasion d'obtenir des explications de la principale intéressée. Il lui demanda donc quelles brillantes suggestions elle avait bien pu fournir à ses patrons pour contraindre ainsi la société à la faillite :

— Peu importe les détails, tout cela est derrière nous. Mais je trouve réconfortant de ne pas être la seule victime de la polysémie des mots de votre langue. Je n'ai jamais conseillé votre entreprise mais elle a vendu mes recommandations sur la société humaine aux gouvernements ! Et si je n'étais pas condamnée à mort, je serais curieuse de découvrir comment vous allez vous en sortir.

Charles pensa alors au journal qu'il tenait toujours à la main et commença la lecture de la première page :

Des infrastructures avant-gardistes quasi inutilisables à l'heure actuelle, une flopée de nouveaux polluants pernicieux, des tensions frontalières exacerbées et des milliers de réfugiés poussés sur les routes par des catastrophes industrielles. Voici le funeste héritage légué par le supercalculateur SAINTE. Si l'enfer est pavé de bonnes intentions, on ne peut pas en dire autant des fabricants de cette machine, avec lesquels les dirigeants du monde entier ont immédiatement pris leur distance. Cela n'a pas trompé les opinions publiques excédées et des émeutes ont déjà embrasé la plupart des capitales. Une profonde instabilité qui fait pourtant le bonheur de groupes paramilitaires d'extrême droite…